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Cannabis : chanvre avec vue

Dans un préfabriqué collé au poste de police, à Bischofszell, Mike Toniolo, 35 ans, s’adonne à une nouvelle spécialité suisse. Sous des lampes chauffantes, il fait pousser du cannabis. Mais d’une espèce légale, autorisée par la loi fédérale depuis 2011, parce qu’elle n’excède pas 1 % de tétrahydrocannabinol ou THC, « la molécule qui défonce ». Quel est l’intérêt d’une herbe sans THC ? Le CBD ou cannabidiol, un autre principe actif du cannabis, découvert en 1963 par le chimiste israélien Raphaël Mechoulam. On lui prête des vertus anxiolytiques, antipsychotiques, hypnotiques, anti-inflammatoires et même anticancéreuses… L’art de détendre, mais sans faire planer ! « Voici une variété qui en contient 23 %. Un record ! » s’extasie Mike, un ancien botaniste qui a créé Medropharm.

On trouve le « cannabis light » jusque dans les rayons des supermarchés

Roland, le chef jardinier, nous accueille, pendant que Stéphane scrute les moindres changements de température et d’humidité. « En trois ans, la start-up est devenue une grosse société », crâne le patron. La récolte est conservée à Kradolf, dans un bâtiment en béton armé, hautement sécurisé. C’est là que, dans des salles surchauffées, poussent des plantes géantes, aux grappes aussi fournies que scintillantes. La Suisse est si accro que « ses ventes, en un an, ont été multipliées par dix ». Des dealers sont devenus des commerçants respectables. Magasins spécialisés, bureaux de tabac, K Kiosk (où il s’en vendrait 5 000 paquets de 1,5 gramme chaque semaine au prix de 19,90 francs suisses), on trouve le « cannabis light » jusque dans les rayons des supermarchés et de certaines pharmacies.

Vérification des plants sous 72 000 watts dans l'usine de Medropharm, à Kradolf-Schönenberg. © Pierre Terdjman/Paris Match

Pour comprendre l’engouement, il faut se rendre à Zurich, chez Bio Top, temple du CBD, qui en distribue même dans des vins AOC. A 17 heures, le carillon de la porte ne cesse de résonner. Un quadra en panique veut un filtre à charbon pour sa « growing room » ; un vieillard emmitouflé fait le plein de CPure — « notre best-seller ! » précise la vendeuse. Les clients se succèdent. Aussi bien des hommes d’affaires stressés que des mères de famille confrontées à leurs enfants hyperactifs. La CPure est le premier spécimen qui a débarqué en Suisse, en août 2016, commercialisé par la société BioCan, devenue entre-temps un poids lourd : 25 tonnes de chanvre en 2017, 50 employés, 20 % du marché, 70 hectares de culture en plein air, 50 000 mètres carrés de serres du côté de Schaffhausen. Et 2 000 mètres carrés « indoor », dans la zone industrielle de Bassersdorf, près de l’aéroport.

Ici, Séverin et ses collègues mettent en pots, ce jour-là, 4 700 boutures obtenues par clonage. « Nous assurons tout sur place, des graines jusqu’au marketing », assure Hans Peter Kunz, directeur financier. Dans une autre vie, ce petit monsieur à l’air jovial était un des hauts dirigeants de la banque de gestion de fortune UBS. Une drôle de réussite, après une jeunesse d’ouvrier-soudeur syndicaliste. « Le capitalisme ne coïncidait pas avec mes aspirations et mes racines », explique-t-il. Alors, plaquant tout, il a suivi Markus Walther, producteur de chanvre industriel, déterminé à vendre son produit comme substitut du tabac. L’ex-banquier a vite flairé le potentiel économique d’une plante qui pourrait être commercialisée avec moins de 1 % de THC. Mais rien n’est simple. « Il a fallu cinq années d’essais avant de pouvoir la déclarer auprès de l’OFSP. » A en croire un rapport de l’Administration fédérale des douanes, le business, estimé à 100 millions de francs suisses en 2017 (84 millions d’euros), rapporterait 25 millions à l’Etat. Le nombre de producteurs s’envole : ils sont 410 à se partager un marché désormais saturé.

Une crème "révolutionnaire" capable de soulager les douleurs articulaires

Pour tirer son épingle du jeu, la société Kannaswiss mise sur de nouvelles variétés, contenant moins de 0,2 % de THC. « Avec ces faibles taux, on vise les pays européens comme la France », confie le responsable de la stratégie, Boris Blatnik. Vingt tonnes de fleurs, sur 20 hectares en plein air, sont produites en Espagne. « Nous commercialisons également 60 000 clones par mois et fabriquons du haschich. L’huile représente 60 % de notre activité. » Une méthode d’extraction permet de réduire son taux, voire de le supprimer. Ivan Enderli, le fondateur, ne jure que par la crème « révolutionnaire » qui soulagera les douleurs articulaires. « Appliquée sur la peau, elle pénètre dans le sang, sans ingestion. » Tous croient au potentiel thérapeutique du cannabis et rêvent de diffuser leurs produits sous forme de médicaments, comme l’autorise déjà leur voisin allemand.

Atteinte de la maladie de Crohn, ses crampes disparaissent sous l'action du CBD

Medropharm a investi le créneau et mène des essais cliniques au Brésil ou en Nouvelle-Zélande. Ses filiales dédiées au CBD médical sont implantées en Allemagne, en Australie et en Uruguay. Les produits suisses remportent déjà un franc succès au Canada, aux Etats-Unis, en Uruguay et en Argentine. Au point que « la branche représente désormais 80 % de notre chiffre d’affaires », selon Mike. Mais nul n’est prophète en son pays. En Suisse, le CBD n’est pas autorisé en tant que médicament. Les malades se l’arrachent donc sur le Net. Atteint d’Alzheimer, Hans, 72 ans, couché dans un lit à barreaux du centre de soins de Letzipark, à Zurich, semble apaisé. Il y a quelques mois, il ne dormait que vingt minutes d’affilée, poussait des hurlements. Sa femme s’est procuré le flacon de teinture magique, à 0,2 % de THC et 5,25 % de CBD. « Vingt-cinq gouttes le soir. Et il s’exprime clairement, peut s’habiller et même aller se promener. » Zehira Balic, 37 ans, atteinte de la maladie de Crohn, se plaignait de douleurs atroces malgré une dizaine d’opérations. Alors elle prend une solution à base de 15 % de CBD ; 1 gramme, pas plus, en suppositoire. « Au bout de quelques jours, les crampes avaient disparu. Je pouvais boire, manger. » Son médecin ne comprenait pas. Avec un dosage à 30 %, elle a retrouvé le sommeil. Et un travail. Mais impossible de réduire la potion sinon « les douleurs reviennent ».

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Pour les effets indésirables, on manque encore de recul

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Aujourd’hui, il lui faut des dosages à 70 % de CBD pour être soulagée. Coût : 1 200 francs suisses, pour dix jours… soit environ 1 000 euros. Est-ce le prix de la légalisation d’un tel médicament qui retient les autorités ? « Derrière les prétendus effets dont regorge le Net, il y a des intérêts commerciaux liés à un nouveau marché du bien-être, “suisse, bio et sans danger”. Or, peu d’études scientifiques prouvent l’efficacité du CBD », met en garde Barbara Broers, responsable de l’unité des dépendances aux Hôpitaux universitaires de Genève. Certaines ont pourtant révélé des effets sur la sclérose en plaques et des formes sévères d’épilepsie chez les enfants. D’autres suggèrent des bénéfices dans certains cancers et maladies immunitaires. Mais le médecin rappelle les dangers de toute consommation par combustion, des interactions médicamenteuses à haute dose et des effets toxiques sur les fonctions rénales et hépatiques. « Pour les effets indésirables, on manque encore de recul. »

Lire aussi.Californie, Oregon... L'euphorique business du cannabis

Les médecins suisses peuvent certes le prescrire, mais… « c’est tout un truc : il faut fournir des justificatifs, des études, et le patient doit obtenir une autorisation de l’Office de santé. On manque d’informations sur les dosages et la durée des traitements ». En France, deux médicaments à base de cannabinoïdes traitent déjà les douleurs neuropathiques et certaines contractures liées à la sclérose en plaques. On évoque aussi les nausées dues aux chimiothérapies. « En cancérologie, aucune étude n’a démontré l’efficacité thérapeutique du cannabis, souligne le Pr David Khayat. Il y a surtout un effet de mode et une part de fantasme chez des malades qui y voient un produit bio. Pour contrôler, calmer la douleur, rien n’est plus efficace que la panoplie de médicaments dont on dispose aujourd’hui. » Le cancérologue est convaincu que l’usage du cannabis pousse souvent les malades à renoncer aux traitements.

"Monsieur Cannabis" soulage ceux qui souffrent de cancer, paralysie cérébrale, Parkinson...

En Suisse, un seul professionnel est autorisé à délivrer le cannabis sous forme médicamenteuse : Manfred Frankhauser, « Monsieur Cannabis », le pharmacien de Langnau, dans l’Emmental bernois. Il a consacré une thèse et une vingtaine d’articles au sujet. Il nous montre sa boîte remplie d’une centaine de seringues. Pas seulement du CBD. « Du THC pur », dit-il. Cette substance, autorisée en Suisse depuis 2008, lui sert à élaborer des solutions huileuses à 2,5 % de THC. « Chaque gramme coûte 1 700 francs suisses. Dans cette seringue, vous avez l’équivalent de 50 joints ! » plaisante-t-il. Au début, il ne comptait que cinq patients. Il était loin d’imaginer que, dix ans plus tard, il en aurait 4 000. Il accepte de soulager ceux qui souffrent de cancer, paralysie cérébrale, maladie de Parkinson, épilepsie… Compter 600 francs suisses par mois, pas toujours pris en charge par l’assurance-maladie. La légalisation, pense-t-il, ferait baisser les prix. Ce n’est pas l’agriculteur Markus Dietschi, conseiller cantonal de Soleure et président du Parti bourgeois démocratique (PBD), qui dira le contraire. Lui est un militant de la légalisation « à condition qu’elle soit encadrée et contrôlée. Elle permettra de réguler la culture, le commerce et la consommation, tout en protégeant les jeunes et en réduisant le marché noir ». L’Union démocratique du centre (UDC), le parti le plus à droite de l’échiquier politique, s’arc-boute pour retenir une digue de plus en plus fragile. Depuis septembre, sur décision du Tribunal fédéral, la possession de 10 grammes de chanvre, quelle qu’en soit la teneur en THC, ne tombe plus sous le coup de l’infraction.

Le Dr Manfred Frankhauser, ici avec des seringues contenant du THC. © Pierre Terdjman/Paris Match

Un modèle exportable ? Pas si sûr : « En matière de santé publique, on sait ce que les fumeurs coûtent à l’Etat », fustige le député LREM Eric Poulliat. Coauteur du récent rapport parlementaire sur l’usage des stupéfiants, il s’oppose au business récréatif et aux « pressions mercantiles », mais est moins sévère pour l’usage thérapeutique, « à condition qu’on dispose de plus de résultats scientifiques »*.

Lire aussi.Le cannabis en blouse blanche

Dans la « cantine room » de BioCan, à Bassersdorf, Séverin et ses collègues décompressent avec des joints bien fournis. Mais pour le directeur financier Hans Peter, le cannabis, c’est tout sauf la récré : « Le marché suisse est estimé à 500 millions de francs. En légalisant, ce sont 125 millions qui entreraient, sous forme de taxes dans les caisses de l’Etat. »
* En France, le Collectif d’information et de recherche cannabique (Circ) prônela sortie de la prohibition du cannabis.

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