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Le Québec sous-évalue le plomb dans l'eau - Le Devoir

Les taux de plomb détectés dans l’eau des écoles du Québec ne sont que la pointe de l’iceberg : les méthodes utilisées pour mesurer le plomb dans l’eau potable de tous les Québécois camouflent des résultats élevés et potentiellement dangereux pour la santé. Et les autorités sanitaires tolèrent la situation en toute connaissance de cause.

À travers la province, Le Devoir, les étudiants de l’Institut du journalisme d’enquête de l’Université Concordia et Global News ont effectué près d’une centaine de tests dans des résidences privées, des écoles et des garderies. En utilisant les méthodes d’échantillonnage recommandées par Santé Canada pour mesurer l’exposition maximale, notre équipe a trouvé des concentrations de plomb jusqu’à 14 fois supérieures aux normes en vigueur au Québec (28 fois la norme canadienne), souvent sans que les résidents en aient été avisés.

« C’est un scandale, c’est inacceptable ! Je ne comprends pas qu’on utilise encore ces méthodes qui ne font que cacher le problème », déplore Michèle Prévost, titulaire de la Chaire industrielle en eau potable de Polytechnique Montréal.

Plusieurs fois la norme

En août 2017, un employé de la Ville de Laval cogne chez Jacques Mathurin pour mesurer la teneur en plomb de l’eau de son robinet. M. Mathurin le laisse entrer avec plaisir. C’est que son épouse, Carole Paquin, souffre de la sclérose latérale amyotrophique (SLA), une maladie dégénérative connue sous le nom de maladie de Lou Gehrig. La maladie progresse rapidement — Mme Paquin est décédée en avril cette année — et M. Mathurin fait tout pour protéger la santé de sa femme.

L’employé ouvre le robinet, laisse couler l’eau pendant cinq minutes avant de prélever un échantillon, puis repart. On les avise quelques semaines plus tard que le niveau de plomb dans leur eau est de 4,6 parties par milliard (ppb), bien en dessous de la concentration maximale acceptable au Québec fixée à 10 ppb.

En juillet, notre équipe d’enquête a fait son propre test chez M. Mathurin. Résultat : 17 ppb. « Il y a quand même une grosse différence, c’est énorme ! […] C’est décourageant », laisse tomber l’homme de 60 ans.

Le cas de M. Mathurin est loin d’être unique. L’enquête révèle des concentrations élevées de plomb dans l’eau de plusieurs dizaines de maisons auxquelles les municipalités avaient précédemment assuré qu’elles respectaient les normes.

Certains résultats sont troublants. Dans une garderie en milieu familial de Saguenay, l’analyse de la Ville avait montré moins de 10 ppb, mais notre équipe a mesuré 60 ppb, soit six fois la norme québécoise. À Gatineau, dans la maison d’un couple de retraités, la municipalité avait détecté 2 ppb ; l’équipe d’enquête a découvert 140 ppb.

Méthode désuète

Au coeur du problème, une méthode reconnue pour sous-évaluer le niveau de plomb dans l’eau. Pour faire leur vérification annuelle, les municipalités du Québec laissent couler l’eau pendant cinq minutes avant de prendre la mesure.

« Ce mode de prélèvement représente généralement la concentration minimale à laquelle l’utilisateur est exposé », admet le ministère de l’Environnement du Québec sur son site Internet. Une étude de l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) sur la présence de plomb dans l’eau des écoles publiée en juin 2019 reconnaît aussi que cette méthode « sous-estime très certainement le niveau d’exposition [des élèves] au plomb présent dans l’eau potable ».

Dans les faits, Québec ne cherche pas à mesurer le niveau d’exposition de ses citoyens. Il est plutôt à la recherche des canalisations de plomb, sources de la majeure partie du problème. « Prélever après cinq minutes, ça permet de détecter les conduits en plomb, mais ça ne donne pas une idée de ce que les gens consomment. […] Ça ne reflète pas l’exposition au plomb de la population », déplore en entrevue Patrick Levallois, médecin spécialiste en santé publique et responsable du groupe scientifique sur l’eau à l’INSPQ qui conseille les ministères.

Le Québec est d’ailleurs la seule province qui utilise encore cette méthode d’échantillonnage au pays.

Pour mesurer le niveau d’exposition moyen, Santé Canada préconise un échantillonnage après 30 minutes de stagnation. Pour mesurer le niveau d’exposition maximal, Santé Canada recommande de tester l’eau après une stagnation d’au moins six heures, ce qui équivaut à tester l’eau que les citoyens utilisent pour remplir une bouilloire au réveil, par exemple. Certaines villes canadiennes le font déjà et c’est même obligatoire aux États-Unis. C’est cette mesure que notre équipe a utilisée.

« Pourquoi faire des tests pour trouver les concentrations minimales auxquelles sont exposés les citoyens ? », se questionne Marc Edwards, professeur de génie civil à l’Université Virginia Tech, qui a mis au jour en 2015 la crise de l’eau potable à Flint, au Michigan, aux États-Unis. « Ça n’a aucun sens ! »

« Essayez-vous honnêtement d’identifier le problème en donnant aux citoyens les réponses dont ils ont besoin pour se protéger ? […] Ou essayez-vous plutôt de dissimuler un problème ? »

Pour Michèle Prévost, qui a dirigé une étude sur le sujet concluant qu’un échantillon prélevé après cinq minutes d’écoulement sous-estime l’exposition moyenne de 47 %, la méthode « masque fondamentalement tous les résultats ».

En entrevue, la directrice de l’eau potable et des eaux souterraines au ministère de l’Environnement, Caroline Robert, insiste : les cinq minutes d’écoulement sont « la meilleure façon » de détecter la présence de conduits en plomb, la priorité du ministère. « [C’est] une méthode de dépistage et une fois qu’on a un seul dépassement, la municipalité a l’obligation d’investiguer, de faire la stagnation pour vraiment mettre le doigt sur le problème […] et de développer une stratégie d’intervention », soutient-elle sans pouvoir indiquer comment le ministère assure un suivi des solutions mises ou non en place par les municipalités.

Risques importants

Il n’existe pas de concentration de plomb sans danger pour les humains, selon l’Organisation mondiale de la Santé, qui a classé ce métal neurotoxique dans la liste des 10 produits chimiques posant un « problème majeur de santé publique ».

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Le plomb est reconnu pour avoir des effets néfastes à long terme. À de faibles niveaux dans le corps humain, le métal est notamment associé à l’hypertension artérielle et au dysfonctionnement rénal chez l’adulte, ainsi qu’à un plus grand nombre de fausses couches et de naissances prématurées chez les femmes. Chez les enfants, un lien a été établi entre l’exposition au plomb et le trouble du déficit d’attention avec ou sans hyperactivité, une baisse du QI et des retards de développement.

D’après les experts, c’est l’exposition au plomb sur le long terme qui peut rendre les adultes plus à risque de développer des problèmes de santé. Or, Jacques Mathurin vit depuis 26 ans dans son logement à Laval.

Il continue d’ailleurs de chercher les causes de la maladie qui a emporté son épouse. « C’est une personne qui était en forme, qui mangeait santé, puis [la maladie] arrive, bang, comme ça, tu te poses des questions. Est-ce que c’est quelque chose qui aurait pu arriver [à cause] du plomb ? On ne le sait pas.»

Si la science n’est pas encore en mesure de déterminer les causes de la SLA, des facteurs génétiques et environnementaux peuvent jouer un rôle dans son développement, dont l’exposition à long terme au plomb. « Il existe des preuves émergentes, mais pas définitives, selon lesquelles les personnes exposées à des niveaux élevés de plomb courent un risque accru de développer la SLA », soutient Bruce Lanphear, professeur en santé publique à l’Université Simon Fraser, en Colombie-Britannique, qui étudie les effets du plomb et autres contaminants depuis des décennies.

M. Mathurin sait qu’il n’obtiendra pas de réponse définitive à ses questions. Il critique néanmoins le manque de sensibilité des autorités par rapport aux risques de l’exposition au plomb. « Le fait de savoir que les gens en contact avec le plomb puissent être plus sensibles à développer cette maladie, il me semble que c’est assez pour faire quelque chose. »

Réticences à Québec

Tous les experts en eau potable consultés par l’équipe conviennent que le protocole d’échantillonnage du Québec aurait dû être modernisé il y a des années.

La pression sur les autorités québécoises s’est accrue en mars dernier quand Santé Canada a recommandé des méthodes d’échantillonnage plus strictes et conseillé de réduire la concentration maximale acceptable de plomb dans l’eau de 10 ppb à 5 ppb, après avoir consulté les provinces en 2016 à ce sujet.

Un seuil que l’équipe de Patrick Levallois à l’INSPQ juge encore trop haut, considérant l’objectif de Santé Canada d’éliminer complètement le plomb. « C’est un poison multisystémique qui peut atteindre l’ensemble des systèmes de l’organisme humain et c’est pour ça qu’on essaie de l’éliminer », laisse tomber M. Levallois.

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Pourtant, les autorités québécoises ont montré des réticences face aux modifications proposées par Santé Canada. Dans des correspondances internes d’août 2016, obtenues en vertu de la Loi d’accès à l’information, la directrice de l’eau potable au ministère de l’Environnement faisait état de ses préoccupations. « Ces nouvelles recommandations auront pour effet de rendre inutiles les façons de faire du Québec ce qui aurait un impact majeur », écrivait-elle dans un courriel.

Dans son nouveau guide rendu public en mars 2019, Santé Canada a finalement reconnu la méthode québécoise, précisant que « les protocoles d’échantillonnage varieront selon l’objectif souhaité ».

Un mois après le resserrement des normes, le ministère de la Santé semblait toujours peu pressé d’emboîter le pas. « Leurs recommandations n’ont aucun caractère contraignant en matière de réglementation de l’eau potable et constituent une piste de réflexion pour améliorer les pratiques en place », écrivait Mariane Berrouard, conseillère en santé environnementale au ministère de la Santé du Québec, dans un courriel en avril 2019. Dans ce même échange, elle indique par contre appréhender que les nouvelles normes de Santé Canada puissent entraîner des questions et inquiétudes de la population.

Le ministère de la Santé a refusé nos demandes d’entrevues. Dans une réponse écrite, il indique que « des mesures individuelles pouvant diminuer l’exposition au plomb dans l’eau du robinet existent », tel que laisser couler l’eau au moins une minute après « une période de stagnation prolongée ». Selon le Dr Levallois, cela ne résout pas le problème. « Déjà en 30 minutes vous avez une recontamination ».

Le Règlement sur la qualité de l’eau potable au Québec est présentement en révision et un rapport du ministère de l’Environnement doit être déposé au plus tard en mars 2020 au gouvernement.

Sans indiquer si les recommandations de Santé Canada — sur la méthode d’échantillonnage et l’abaissement du seuil à 5 ppb — seront mises en oeuvre, Caroline Robert explique qu’elles seront prises en considération tout comme « l’évolution des connaissances scientifiques » sur le sujet. Elle précise toutefois que ses mains sont liées : « C’est une décision des élus. Ce n’est pas une décision qui est propre à un ministère ou à un autre. »

Tenus dans le secret

Pendant ce temps, les municipalités continuent d’effectuer des prélèvements pour mesurer la présence de plomb selon les méthodes et les normes encore en vigueur au Québec.

Mais même en utilisant la méthode des cinq minutes d’écoulement, elles obtiennent des résultats hors norme. Selon les données du ministère de l’Environnement obtenues par la loi d’accès à l’information, entre 2015 et 2018, 96 municipalités ont rapporté des résultats excédant la norme.

Et, si les meilleures pratiques veulent que les résidents concernés soient avisés, l’équipe a constaté qu’ils étaient mal informés. Certains n’ont jamais reçu leur résultat, d’autres ont reçu des informations sous-estimées sur la présence de plomb dans leur eau potable. D’autres encore se sont fait dire que leur niveau de plomb n’était pas dangereux, bien que dépassant la norme.

« C’est important [que les autorités] fassent des bons tests et qu’[elles] soient honnêtes avec la population », estime M. Mathurin. « C’est un peu contourner le système et dire « vous êtes correct », mais, dans le fond, on n’est pas correct ». Il s’inquiète désormais pour sa santé à chaque fois qu’il doit utiliser l’eau de son robinet. 

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