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La grippe espagnole, double peine de la Première Guerre mondiale

Le 11 mars 1918 devait être une journée comme les autres sur la base américaine de Fort Riley, dans le Kansas. Physiquement très diminué par une forte fièvre, un soldat se présente dans la matinée à l’infirmerie de ce camp de l’AEF (American Expeditionary Force) où les GI’s sont entraînés avant d’aller soutenir les alliés français et anglais en guerre. Le cas de méningite diagnostiqué par les médecins est vite oublié dès le lendemain, quand plus d’une trentaine d’hommes sont hospitalisés avec des symptômes similaires, dont d’importants troubles respiratoires.

Moins de 15 jours plus tard, plus de 10 000 nouveaux malades sont recensés à Fort Riley parmi les 45 000 recrues, mais le taux de mortalité reste faible. Le virus se propage comme une traînée de poudre dans l’intérieur du pays, avant de toucher la côte atlantique, là-même où les troupes embarquent pour l’Europe. Dès avril 1918, la grippe qui n'est pas encore appelée « espagnole » débarque à Brest, Nantes, Bordeaux et Saint-Nazaire avec les « sammies », le surnom donné aux soldats américains par la population française en référence à l’Oncle Sam. Mais pour certains historiens, l’épidémie pourrait être originaire d’Asie et aurait alors été importée par les troupes coloniales d’Indochine ou bien par les ouvriers chinois qui venaient travailler dans les usines.

Les trois phases de l'épidémie

Le déferlement de l’épidémie s’est effectué en trois phases successives. La première, d’avril à août 1918, a été particulièrement infectieuse mais a provoqué nettement moins de décès que la deuxième, de septembre à novembre 1918, phase la plus meurtrière qui a fauché soldats et généraux, riches et pauvres, sans distinction de classe, avec cependant une prédilection pour les sujets âgés entre 20 et 40 ans, en pleine force de l’âge. Les plus âgés pourraient avoir été épargnés grâce à l’immunité qu’ils ont contractée en étant exposés à la pandémie moins importante survenue en 1889-1890. La troisième phase, d’une moindre virulence, a sévi entre février et mars 1919.

En l’espace de quelques mois, l’ennemi invisible qu’est l’épidémie de grippe arrache à la vie au moins 50 millions de personnes dans le monde, selon les chiffres de l’Institut Pasteur - 100 millions de morts selon les estimations les plus hautes - c’est-à-dire au moins cinq fois le nombre de tués sur les champs de bataille de la Grande Guerre.

Gazés et Noirs américains, victimes de prédilection

Pendant la première phase, le virus se propage à une vitesse foudroyante à travers toute l’Europe au gré des mouvements de troupes. Dans les tranchées, les conditions de vie extrêmes favorisent sa circulation et sa prolifération. La proportion de soldats grippés varie selon les régiments qui pour certains comptabilisent jusqu’à 75% d’hommes malades. Tous les soldats ne sont cependant pas égaux devant le virus qui semble particulièrement ravageur auprès des poilus ayant été gazés. Au contact des malades dans les hôpitaux, les gazés succombent encore plus vite que les autres, du fait de leur insuffisance respiratoire.

Et chez les soldats noirs du contingent américain, le taux de létalité atteint des sommets avoisinant les 80%. L’évacuation des grippés vers l’arrière pour ne pas encombrer les hôpitaux militaires débordant de blessés, participe malencontreusement à l’extension de l’épidémie. Les religieuses cloîtrées sont alors la seule catégorie de la population à même d'échapper à la maladie.

Mais la faible mortalité constatée lors de la première phase n’alarme pas outre mesure les médecins-majors. Pour la seule armée française, 30 282 décès sont recensés entre mai et septembre 1918 sur 402 000 soldats infectés, d’après les archives du service de santé des armées du Val-de-Grâce. En incluant les troupes anglaises, canadiennes et américaines présentes sur le sol français, le nombre d’hommes qui n’est pas en état de combattre avoisine le demi-million, en plein été 1918, période cruciale pour la sortie de la guerre. Dans le camp de l’ennemi, les pertes sont équivalentes, mais secret militaire oblige, d’un côté comme de l’autre, personne n’est au courant.

La grippe, « un allié qui décime les Boches »

Le Petit Parisien, Le Figaro, La Croix, L’Humanité, Le Matin, Le Journal, aucun titre de la presse française ne mentionne les ravages de la grippe jusqu’en juin 1918. Pays neutre, l’Espagne est en fait le seul à informer librement sur le sujet. Il n’en fallait pas plus pour persuader le reste du monde que le fléau était originaire de la péninsule ibérique où même le roi Alphonse XIII a contracté la maladie. Si le sujet en vient à être traité par les journalistes français, c’est donc pour évoquer la grippe « espagnole », comme s’il ne se passait rien ou presque en France.

Plus que l’œuvre de la censure, ce silence est le fait du caractère peu létal de la première phase de la pandémie, avancent certains chercheurs. Et la grippe, à l’inverse de la peste ou du choléra, n’est pas une maladie propre à inquiéter les foules. La diminution du nombre de grippés à la fin de la première phase occulte une réalité bien plus préoccupante, celle de la prolifération des cas sévères, signe que le virus, loin de s’éteindre, est en train de se renforcer.

Les Français sont alors essentiellement préoccupés par le conflit. Ainsi, quand l’édition du 6 juillet 1918 du quotidien Le Journal fait état de la grippe, c’est pour souligner « le nouvel allié » de la France qui décime « les Boches » ! Car, croit savoir l’auteur de l’article, aveuglé par la fibre patriotique, les troupes françaises y résistent « merveilleusement »… Reprises dans les journaux, les rumeurs les plus délirantes rendent service à la propagande de guerre, en colportant l’idée que le virus a été mis au point par des scientifiques allemands, qui auraient introduit des bacilles pathogènes dans des boîtes de sardines fabriquées en Espagne.

Remèdes improbables dans la presse française

Sans doute sous l’effet d‘une mutation du virus, la deuxième phase se révèle beaucoup plus agressive. Au point que novembre 1918, le mois de l’armistice, est en France le mois le plus meurtrier. Le virus de la grippe s’étend dans le monde entier, jusqu’à compter 500 millions de malades à la fin de l’année 1918. En France, l’importance que prend l’épidémie oblige les autorités à réagir en envoyant des instructions aux préfets. De nombreux lieux publics - écoles, salles de spectacle, gares - sont désinfectés et fermés.

A partir d’octobre 1918, les journaux évoquent enfin la dangerosité de l’épidémie, pour suggérer à leurs lecteurs les remèdes les plus improbables que d'aucuns qualifieraient de charlatanesques. Affaiblies par quatre ans de guerre et de privations alimentaires, les populations subissent de plein fouet l’attaque du virus. En France, au plus fort de l’épidémie, les hôpitaux manquent de lits, d’ambulances, de médicaments et surtout de personnel. Les cas d'infirmières contaminées par leurs patients sont légion. Réservistes, les trois quarts des médecins ont été mobilisés sur le front.

Mortelle armistice

C'est un paradoxe, mais la paix a réellement eu un rôle d'accélérateur de la pandémie. L’armistice signé le 11 novembre 1918 redonne de la vigueur à la propagation du virus. Et pour cause, la célébration de la victoire entraîne presque automatiquement la réouverture des lieux publics.

Fin novembre, Edmond Rostand quitte sa villa de Cambo-les-Bains, entre Bayonne et Saint-Jean-de-Luz, pour se rendre à Paris où l’on fête justement la fin de la guerre. L’auteur de Cyrano de Bergerac attrape un coup de froid dans les coulisses du théâtre Sarah Bernhardt où il assistait à une répétition de L’Aiglon. Moins de 24 heures plus tard, le dramaturge est pris d’une forte fièvre qui grimpe à 41°C. Il s’éteint moins de deux jours après. Son cas est à l’image de toutes les autres victimes, pour lesquelles la contamination s’opérait à une vitesse inhabituelle. Les médecins sont bien en peine d’établir le moindre pronostic, les cas bénins en apparence pouvant très vite dégénérer en cas graves.

Le retour à la vie civile ne mettait pas à l'abri du mal. Des soldats ou des prisonniers libérés en novembre 1918 moururent de grippe maligne quelques jours après avoir regagné leurs foyers, victimes d'un tueur invisible à l'efficacité mortelle encore plus redoutable que les atrocités vécues au cours de la guerre.

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