Septembre 1918. La Première Guerre mondiale s’achève. L’armée allemande recule sur tous les fronts. Après quatre ans de carnage, la victoire est proche. Sauf que la ville de Québec n’a pas le cœur à la fête. Il est question d’une maladie horrible, qui commence à se répandre. Des ambulances auraient été aperçues en train de récupérer des matelots mourants sur un navire, dans le port. La rumeur évoque même un retour de la… peste.
On dit que ceux qui n’ont pas vu la maladie à l’œuvre ne peuvent pas comprendre. Le mal est foudroyant. Dans les cas les plus graves, la mort survient en deux ou trois jours. Votre corps tourne au bleu ou au noir, à cause du manque d’oxygène. La fièvre vous fait délirer. Vous étouffez. Vous saignez du nez, des yeux et parfois même des oreilles. À Paris, le poète Guillaume Apollinaire a été terrassé par la maladie. En arrivant à son chevet, ses amis ont été horrifiés. La peau du moribond avait pris la couleur du charbon.
Portrait d’un tueur
Comment savoir? Les journaux de Québec restent discrets sur la maladie, surnommée la grippe espagnole. [1] La guerre n’est pas finie. La censure militaire interdit les informations qui nuisent au moral de la population. Tout ce qui concerne la grippe est relégué à la fin du journal. Les lunettes roses sont de rigueur. À la mi-septembre, on signale déjà des dizaines de morts à Boston et à Philadelphie. Mais à Québec, les autorités médicales répètent qu’il s’agit de la grippe «ordinaire» et «qu’il ne faut pas s’inquiéter». [2]
Le choc va être terrible. Le virus de la grippe espagnole est un tueur comme l’Humanité en a rarement vu. Selon les évaluations, il se révèle de 10 à 30 fois plus mortel que le virus de la grippe habituelle. À travers le monde, des dizaines de millions de personnes vont bientôt mourir. Faut-il ajouter que le virus se propage à une vitesse stupéfiante? Des années plus tard, l’Académie nationale des sciences des États-Unis estime que le nombre de personnes infectées peut être multiplié par 32, en l’espace deux semaines. [3]
Pour affronter le monstre, la médecine de 1918 est désarmée, ou presque. Pas de vaccins. Pas d’antibiotiques. Pas médicaments antiviraux. Il faudra se contenter d’aspirine. Au début de l’épidémie, le célèbre tabloïd britannique News of the World prodigue ses conseils : «Lavez-vous bien l’intérieur du nez, le matin et le soir. Ne portez pas de masque. Prenez des marches régulières et rentrez à pied du travail. Mangez beaucoup de porridge.»
On dirait un groupe de druides qui agitent des bouquets de verveine, à l’approche d’un ouragan.
«Le coroner accuse»
Le 27 septembre, le coroner de Québec, G.-W. Jolicoeur, sonne l’alarme. Monsieur accuse les autorités médicales de dormir au gaz. «La grippe espagnole fait des ravages à Québec», s’indigne-t-il. [4] Le médecin réclame des mesures énergiques. La veille, pour minimiser la contagion, Trois-Pistoles a fermé ses écoles. Dans les états de la Nouvelle-Angleterre, les réunions publiques sont interdites depuis plusieurs jours.
Selon l’historien Réjean Lemoine, la sortie du Dr Jolicoeur ne doit rien d’un hasard. «À Québec, on croit que les premiers cas de la maladie sont apparus dans un hôpital militaire du Vieux-Québec, vers la mi-septembre. Probablement parmi des soldats américains qui venaient prendre le bateau pour l’Europe. À titre de coroner, le docteur Jolicoeur a vu les dépouilles des premières victimes. Il a constaté la gravité de la maladie.»
Les médecins se chicanent. Pendant ce temps, la maladie se propage. Le 1er octobre, la Citadelle et le Manège militaire sont placés en quarantaine. Un millier de soldats ne peuvent plus en sortir. Quelques jours plus tard, c’est au tour de l’Hôtel-Dieu. Une vingtaine de religieuses sont atteintes. Partout, on réclame des «gardes-malades». Mais qui se porte volontaire, dans des circonstances pareilles?
Le 8 octobre, les autorités médicales de Québec se résignent à décréter la «dictature hygiénique». [5] Les écoles sont fermées. Les théâtres, les cinémas et les salles d’amusement publiques aussi. Tous les commerces, à l’exception des boucheries et des épiceries, doivent fermer boutique. Même les comptoirs de vente de crème glacée cessent leurs activités!
Le scénario se répète à la grandeur du continent, à quelques variations près. À Montréal, le fait de cracher dans la rue est passible d’une amende de 15 $. Plus d’une semaine de salaire. Au Nouveau-Brunswick, les «rassemblements» de plus de cinq personnes sont interdits. À Seattle, quiconque prend le tramway sans porter un masque s’expose à une peine d’emprisonnement.
Les autorités croient que cela suffira. Erreur. Le pire est encore à venir.
Ne plus faire sonner le glas
En l’espace de quelques jours, Québec se transforme en ville morte. Les rues sont désertes. Selon Le Soleil, même les moineaux ont disparu. Dans la seule journée du 16 octobre, 45 personnes meurent de la grippe. Trois jours plus tard, on estime que plus de 18 000 habitants sont malades. Un citoyen sur cinq! À ce moment, plus de 2100 personnes se trouvent dans un état grave.
En ville, on accroche un ruban sur les portes des maisons où se trouve un malade. Les voisins gardent leurs distances. Beaucoup de grippés meurent chez eux. Trop faibles pour se lever, ils finissent par mourir de soif. Au péril de leur vie, des religieuses et des volontaires de la Ligue des ménagères circulent de porte en porte, pour tenter de secourir les plus mal en point. Le drame, c’est qu’elles ne suffisent pas à la tâche.
La grippe et la misère forment une combinaison redoutable. Dans les quartiers ouvriers de Montréal ou de Québec, beaucoup de gens s’entassent dans des appartements insalubres. Souvent, ils n’ont pas de savon, pas d’oreiller, pas d’eau courante. [6] Parfois, une famille entière est retrouvée morte, dans le même lit crasseux. À Québec, 8 victimes sur 10 habitent la basse-ville. [7]
À la mi-octobre, les funérailles sont si nombreuses que l’archevêque ordonne de ne plus faire sonner les cloches des églises chaque fois. Il craint que le son continuel du glas «démoralise» les vivants. À plusieurs endroits, on manque de cercueils. La panique s’installe. Les enterrements se font à la hâte. Au risque d’ensevelir des malades dont les signes vitaux sont devenus très faibles.
À Victoriaville, on raconte qu’en déménageant les tombes d’un cimetière, plusieurs années plus tard, on a découvert des corps «tournés sur le ventre» et d’autres «qui avaient des poignées de cheveux dans les mains.» [8]
Les charlatans débarquent
En désespoir de cause, la population se tourne vers des remèdes plus ou moins loufoques.
Que préférez-vous? Le vin Morin, qui se présente comme un tonique des poumons à base de créosote de hêtre? Le sirop Desautels, qui arrête la toux avec son mélange de goudron et d’huile de foie de morue? La potion antilaiteuse du docteur de N. Alphonse Sirois, de Sainte-Anne-de-la-Pocatière?
La liste des conseils couvrirait des pages entières. Portez un collier de gousses d’ail. Faites-vous une bonne saignée, pour perdre au moins un litre de sang. Prenez une dose de cheval de chlorure de mercure, une substance toxique utilisée pour soigner la syphilis. En octobre, un médecin suisse prétend avoir découvert LE remède ultime. Il suffit de s’injecter de la térébenthine, connue comme un solvant à peinture!
En France, le bruit court que le grog, un savant mélange de rhum, de miel, d’eau chaude et de citron, stimule les défenses contre la maladie. Aussitôt, c’est la ruée sur le précieux alcool. Pour enrayer la spéculation, la ville de Paris réquisitionne 50 000 litres de rhum pour les mettre à la disposition des pharmaciens. Pendant quelques mois, la boisson sera vendue sous ordonnance!
La pub passe à l’attaque
Moins surveillée par la censure militaire, la publicité ne tarde pas à opter pour un langage très direct. Pas question d’enfiler des gants blancs…
«Votre veuve sera-t-elle aussi bien habillée que votre femme?» demande une annonce de la compagnie d’assurance-vie Imperial Life. Le magasin Le Modèle, situé sur la rue Saint-Jean, vante ses soldes de tissu noir «à bon marché» pour les familles en deuil. Sur la rue Saint-Joseph, le tailleur Bon-Ton n’est pas en reste. Il propose la confection «d’un costume de deuil» sur mesure, en trois jours, pour la modique somme de 35,90 $. Environ trois semaines de salaire, pour l’ouvrier moyen...
Vers la fin octobre, la société vacille. À Québec, deux écoles ont été transformées en hôpital temporaire. Elles débordent aussitôt. La viande et le sucre deviennent rares. On n’arrive plus à dénicher du personnel valide pour conduire les trains de marchandises. Plusieurs usines fonctionnent au ralenti, faute d’ouvriers. Même le téléphone est gravement perturbé à cause du nombre de téléphonistes malades.
Puis, aussi soudainement qu’elle est apparue, la grippe marque une pause, à partir du mois de novembre. Elle ressurgit ensuite à la fin de l’hiver, sans causer autant de ravage. En tout, selon les chiffres officiels, la maladie fait 500 victimes à Québec, dont plus de 400 entre le 1er et le 21 octobre. Mais il est probable que le bilan a été beaucoup plus élevé. Les autorités médicales n’ont pas comptabilisé les morts avant le 1er octobre. De plus, le décompte n’inclut pas les militaires et les étrangers. De quoi donner raison au Britannique Benjamin Disraeli, qui disait : «il existe trois sortes de mensonges. Les mensonges, les maudits mensonges et les statistiques.»
Épilogue
En l’espace de quelques mois, la grippe espagnole fait le tour de la planète. Selon les estimations, elle tue entre 50 et 100 millions de personnes. Trois fois plus que la guerre mondiale. Entre 1918 et 1920, on estime qu’un tiers de l’Humanité tombe malade. La maladie aurait fait entre quatre et neuf millions de morts en Chine. Entre 12 et 20 millions en Inde.
Très peu d’endroits sont épargnés. Sur la côte du Labrador, 30 % des habitants périssent. À Tahiti, au milieu du Pacifique, la grippe espagnole est inconnue jusqu’à ce que le paquebot Navua accoste, le 16 novembre 1918, avec quelques grippés à bord. En l’espace de quelques jours, la moitié de l’île tombe malade. Un millier de personnes ne tarde pas à succomber, sur une population totale de 5000 habitants. [9]
On dit souvent que l’immense tragédie de la grippe espagnole a laissé peu de traces dans les mémoires. Ou dans les livres d’histoire. Comme si, après les malheurs de la guerre, le monde avait préféré l’oublier. Mais cela reste à voir.
À New York, une certaine Elisabeth Christ voit la grippe espagnole emporter son mari, dès le mois de mai 1918. À l’âge de 37 ans, Madame se retrouve seule avec la charge de ses trois enfants. Afin de subvenir aux besoins familiaux, elle utilise l’argent et les propriétés légués par son mari pour fonder une compagnie d’investissement immobilier.
La nouvelle entreprise porte le prénom de Madame et le nom de famille du défunt mari. La Elisabeth Trump & Son est née. Le nom vous dit quelque chose? Plus tard, bien plus tard, elle deviendra la Trump Organisation, propriété de son petit-fils, le 45e président des États-Unis, Donald Trump.
À croire que la grippe espagnole n’a pas encore fini de nous hanter.
***
D'OÙ VENAIT LA GRIPPE ESPAGNOLE?
La grippe espagnole n’a rien à voir avec l’Espagne. En plus, elle est probablement apparue… au Kansas. Mais tout cela, c’est la faute de la censure. Retour aux sources de l’épidémie.
Au début, l’état-major français se demande si la nouvelle grippe n’est pas une arme développée par les Allemands. Au même moment, les Allemands soupçonnent les Chinois d’avoir transporté la maladie avec eux. Les Iraniens blâment les Britanniques. Les Sénégalais accusent les Brésiliens. Ne voulant pas être en reste, les Japonais blâment les lutteurs de… sumo, parce que l’épidémie s’est déclarée durant une compétition de lutte. [10]
Pourtant, le nom de la grippe espagnole s’est imposé par hasard. L’Espagne est restée neutre durant la Première Guerre mondiale. Ses journaux ne sont pas revus et corrigés par la censure militaire. En 1918, la presse espagnole est la seule qui parle ouvertement de la maladie. En particulier lorsque son roi, Alphonse XIII, tombe gravement malade. Dès lors, la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne et les États-Unis prennent l’habitude de parler de grippe espagnole. Un nom qui finit par rester.
Made in Kansas
En fait, il semble probable que le virus de la grippe espagnole apparaît au Kansas, au début de l’année 1918. Sa diffusion se fera en deux vagues. Au printemps, les soldats américains l’amènent en Europe sous une forme assez bénigne. Sur le front, des millions de soldats tombent malades, mais très peu vont en mourir. Les Français surnomment même cette maladie légère «la grippe de trois jours».
Patience. À la fin de l’été 1918, une version nettement plus virulente du virus apparaît à plusieurs endroits. En Amérique du Nord, le camp militaire de Devens, juste à côté de Boston, lui sert de hors-d’œuvre. Et pour cause. Environ 45 000 soldats y vivent entassés les uns sur les autres. L’hygiène y est minimale. Dans les immenses dortoirs, les draps d’un lit ne sont même pas lavés quand ce dernier change d’occupant.
À Fort Devens, la progression fulgurante de la maladie constitue un avant-goût de ce qui va suivre. Le 1er septembre, quatre soldats tombent malades. Le 8, ils sont 1543. À la mi-septembre, on dénombre pas moins de 6000 soldats alités. Plus de 100 hommes meurent chaque jour, le plus souvent de ce qui ressemble à une pneumonie foudroyante. [11]
Apparemment, il en faudrait davantage pour impressionner le médecin en chef des États-Unis, Rupert Blue. Le 1er octobre, Monsieur dit tout haut ce que plusieurs de ses savants collègues répètent tout bas. Il se désole que les malades se précipitent chez le médecin pour ce qu’il considère encore «comme une forme légère de grippe» [influenza]. Il s’indigne. «La nouvelle génération a été trop choyée, en ayant un accès trop facile aux experts médicaux et aux soins de santé.»
Le temps que ces Messieurs réalisent leur erreur, la grippe espagnole aura déjà fait le tour du monde.
***
EN SEPT DATES
Janvier : Dans le comté de Haskell, au Kansas, un médecin signale à la Santé publique des États-Unis l’apparition d’une grippe foudroyante. La maladie s’est répandue à Camp Funston, un immense site d’entraînement militaire, situé à 400 kilomètres.
12 juin : En France, le général allemand Erich von Ludendorff met fin à sa grande offensive, commencée en mars. Sur le front, des millions d’hommes sont malades. Toutes les armées sont affectées. Plus tard, le général Ludendorff accusera la grippe d’avoir bousillé sa dernière chance de gagner la guerre, avant l’arrivée massive des troupes américaines.
1er septembre : Les premiers cas de grippe sont signalés à Camp Devens, près de Boston. Il s’agit d’une version beaucoup plus mortelle de la maladie qui s’était répandue au printemps. Le 23 septembre, 11 000 soldats sont tombés malades.
15 septembre : Victoriaville accueille un vaste congrès eucharistique. Avec ses 30 000 visiteurs, on croit que l’événement a servi de porte d’entrée à la maladie, au Québec. En tout, la grippe espagnole fera 14 000 victimes dans la province. Un demi-million de Québécois seraient tombés malades.
27 septembre : À Québec, le coroner dénonce l’inaction des autorités médicales. On signale déjà plusieurs victimes de la grippe. En Amérique du Nord, plusieurs villes interdisent les rassemblements.
8 octobre : Les autorités médicales de Québec ordonnent la fermeture de presque tous les lieux publics. Montréal fait de même quelques jours plus tard.
11 novembre : La guerre mondiale se termine à la 11e heure de ce 11e jour, du 11e mois. On organise des rassemblements pour fêter l’événement. Au risque de provoquer une recrudescence de la maladie. En quatre ans, la guerre mondiale a provoqué la mort de 18,6 millions de personnes. En deux ans, la grippe espagnole va en tuer trois fois plus. Entre 50 à 100 millions, selon les estimations.
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1. Le virus de la grippe espagnole sera identifié en 2014. Il est né de la combinaison d’une souche de grippe humaine et d’une souche de grippe aviaire.
2. Québec n’a pas cette influenza, Le Soleil, 3 octobre 1918, p.10.
3. How (and How Not) to Battle Flu: A Tale of 23 Cities, The New York Times, 17 avril 2007.
4. Il y a de l’influenza espagnole dans Québec, dit le coroner Jolicoeur, Le Soleil, 27 septembre 2018.
5. Le Devoir, 10 octobre 1918.
6. Elles sont partout : Les femmes et la ville au temps de l’épidémie, Magda Fahrni, Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 58, no 1, été 2004.
7. La grippe espagnole de 1918, Luc Nicole-Labrie, Carnet Histoire et Société, 13 octobre 2009.
8. Victoriaville, berceau de la grippe espagnole au pays, Le Journal de Montréal, 14 juin 2018.
9. La grippe espagnole : Le tueur que l’on n’attendait pas, L’Histoire, 1er juillet 2018.
10. The Bug More Deadly Than Bullets and Bombs, The Daily Mail, 2 juin 2017.
11. John M. Barry, The Great Influenza : The Story of the Deadliest Pandemic in History, Penguin Books, 2009.
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